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– figures de l’exil chez nietzsche –
les esprits libres (VI) | dépassement de l’exil (VII) | conclusion ; exil et nomadisation (VIII)

La philosophie nietzschéenne est celle du mouvement nécessaire avant que celui-ci ne soit volontaire – dans la nuance entre le passif et l’actif. Un mouvement qui ne cherche ni logique, ni but ; mais qui est celui d’une liberté affranchie de ce qui retient à l’immobile, à la terre ferme : la morale, la vérité, l’Identique. Ainsi, c’est une philosophie de la sédition que nous livre Nietzsche, d’une résistance contre la loi, l’institution, le contrat – toute idée de souveraineté qui ne soit pas celle de la Volonté de Puissance. Nietzsche abolit le sens donné à l’existence.

Le « signifiant », c’est vraiment le dernier avatar philosophique du despote. Or si Nietzsche n’appartient pas à la philosophie, c’est peut-être qu’il est le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-philosophie. C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile. (1)

La mobilité est la force constante de Nietzsche, en ce qu’elle veut déloger à chaque fois les convictions les mieux acquises, les maisons les plus solidement bâties pour renvoyer l’homme à sa solitude, qu’elle remplace une illusion confortable par une incertitude constante. Accepter cet état de fait revient néanmoins à ouvrir des perspectives infinies de trajectoires individuelles, un faisceau multiple de possibilités qui ne saurait être fixé ou limité par une autorité hétéronome. En ce sens, notre probité nous commande toujours de dé-ménager notre esprit, de l’altérer pour en provoquer le mouvement, en affirmer le caractère multiple. Ce mouvement n’est point nécessairement spatial, il n’engage pas le corps dans sa course. Nietzsche fut peut-être celui qui atteignit les plus hautes cimes, son corps n’en demeurant pas moins ce qui aura cloué son esprit pensant une décennie.

La pensée nomade de Nietzsche est toujours autant d’actualité, la circulation accrue des personnes, des biens et des idées a déraciné bien des hommes de leur habitat pour les confronter aux multiples lignes de fuite qui sont les leurs. Ce mouvement est de plus en plus rapide, inconfortable, précarise l’individu dans sa société. Le pouvoir et l’autorité ne trouvent plus la résistance qu’ils escomptaient car l’individu se meut rapidement à l’intérieur de lui-même, modifie ses allégeances au fil de son voyage. Il est de moins en moins fixé à un seul village, une seule idée, un seul dieu. Il s’exile dans la multiplicité des devenirs, se dé-sédentarise pour nomadiser à nouveau.

On sait bien que dans nos régimes les nomades sont malheureux : on ne recule devant aucun moyen pour les fixer, ils ont peine à vivre. Et Nietszche vécut comme un de ces nomades réduits à leur ombre, allant de pension meublée en pension meublée. Mais aussi, le nomade, ce n’est pas forcément quelqu’un qui bouge : il y a des voyages sur place, des voyages en intensité, et même historiquement, les nomades ne sont pas ceux qui bougent à la manière des migrants, au contraire ce sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser pour rester à la même place, pour échapper aux codes. […] Voilà peut-être le plus profond de Nietzsche, la mesure de sa rupture avec la philosophie, telle qu’elle apparaît dans l’aphorisme : avoir fait de la pensée une machine de guerre, avoir fait de la pensée une puissance nomade. Et même si le voyage est immobile, même s’il se fait sur place, imperceptible, inattendu, souterrain, nous devons demander quels sont nos nomades aujourd’hui, qui sont vraiment nos nietzschéens ? (2)

« Tous et personne! », s’écrierait Zarathoustra.

figures de l’exil chez nietzsche (I) : exil et ontologie
figures de l’exil chez nietzsche (II) : exil, innocence et tragique de l’existence
figures de l’exil chez nietzsche (III) : exil et probité
figures de l’exil chez nietzsche (IV) : exil, solitude et voyage
figures de l’exil chez nietzsche (V) : exil et amor fati
figures de l’exil chez nietzsche (VI) : les esprits libres
figures de l’exil chez nietzsche (VII) : dépassement de l’exil
figures de l’exil chez nietzsche (VIII) : conclusion ; exil et nomadisation

(1) Gilles Deleuze, La pensée nomade, in Nietzsche aujourd’hui ?, vol. 1  »Intensités », Paris, Union Générale d’Éditions, 10/18, 1973 ; p. 173

(2) Gilles Deleuze, La pensée nomade, op. cit., p. 173

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sénèqueIntrigue et exil étaient deux choses intimement mêlées pour les Anciens. Sénèque en fit l’amère expérience en étant relégué de Rome en 41 par l’empereur Claude sur injonction de sa femme Messaline, sous prétexte d’adultère avec Julia Livilla, sœur d’Agrippine. Il y sera finalement rappelé en 49 par cette même Agrippine, devenue entre-temps la quatrième femme de l’empereur Claude (qui avait succédé à Caligula, frère d’Agrippine) pour être le précepteur de son fils Néron. Mais la proximité du pouvoir fut son bourreau, et sans qu’aucune preuve ne fut jamais apportée, Sénèque se trouva pris dans la conjuration de Pison contre l’empereur Néron et fut condamner à mourir en 65.

Il écrira ses Consolations pendant son exil corse, exposant sa philosophie stoïcienne en face de sujets tels que l’exil, la mort, et la souffrance. Dans la première de celle-ci, adressée à sa mère Helvia, Sénèque décrit l’exil comme partie du mouvement et du déplacement humain au même titre que l’émigration ou le voyage qui fait que beaucoup partagent les traits de l’exilé. Cette définition a minima de l’exil en recouvre une dimension essentielle : celle du mouvement dont il faut s’accommoder. Si il est un point que Sénèque nous rappelle constamment, c’est de ne pas se perdre dans la nostalgie de la terre perdue, ni de croire que chaque lieu puisse être un foyer potentiel.

Maintenant que nous avons écarté le jugement du plus grand nombre, qui se laisse influencer par les apparences et qui est prêt à croire n’importe quoi, examinons ce qu’est l’exil. Eh bien ! c’est un changement de lieu.
— Sénèque, Consolations à Helvia, ma mère, VI, 1

Sénèque écarte d’abord le jugement de la majorité, qui juge l’exil comme une situation « sinistre et détestable », pour faire la démonstration des principes stoïciens de sagesse et de détachement. Ainsi, à ceux qui lui disent qu’être privé de sa patrie est chose bien pénible, il rétorque qu’il suffit de constater combien sont nombreux ceux qui délaissent leur terre natale pour trouver gloire ou richesse, pour remplir les obligations d’une charge publique, pour servir une amitié ou un goût pour les vices. L’exilé trouve donc souvent douceur dans sa nouvelle situation.

De plus, la mobilité de l’homme est insatiable, et il est bien délicat de parler de l’essence d’un peuple tant les guerres, colonisations et exodes furent incessants.

Tu auras peine à trouver une seule terre qui soit jusqu’à maintenant habitée par sa population d’origine : ce ne sont que métissages et greffes successives. Les populations se sont succédées les unes aux autres ; tel a convoité ce que tel autre a dédaigné ; tel fut chassé de l’endroit d’où il avait expulsé tel autre. Telle est la volonté du destin : que rien ne bénéficie d’une Fortune éternellement stable. (VII, 10)

L’exilé est donc un grain de sable dans l’immense mouvement de population que provoque le destin des peuples ; il ne saurait trouver en sa peine une saveur particulière ou une douleur singulière. En outre, la tristesse ne saurait sourdre de ce déplacement, car si l’exilé est détaché de ses biens, il emporte avec lui ses biens le plus précieux : ses vertus. La hauteur d’âme est indifférente à la nature du sol foulé.

[…] il a été, dis-je, voulu que seules nos possessions sans valeur soient à la merci d’autrui. Tout ce que l’homme possède de meilleur échappe à toute emprise humaine et ne peut être ni donné, ni volé. (VIII, 3, 4)

Si les biens et les possessions matérielles sont à la merci du destin, elle ne sauraient constituées le niveau le plus élevé d’accomplissement. La contemplation des desseins célestes ne dépend pas du lieu ou de l’ancrage de l’individu. L’exil répond donc des circonstances et de la fortune, il ne se décide point plus qu’il ne s’accepte et même se désire.

Ainsi, plein d’entrain et la tête haute, hâtons-nous d’un pas alerte là où nous portent les circonstances, parcourons tous les pays du monde ! Il ne saurait y avoir d’exil sous le firmament car rien n’y est étranger à l’homme. (VIII, 5)

Sénèque dégage une philosophie positive de l’exil : le déracinement nous détache des considérations matérielles et engage notre âme à la contemplation du commun sous tous les cieux. Le dénuement nous ouvre les yeux sur la nécessité et la contemplation permet l’appréciation de la liberté de l’âme, détachée de toute entrave. Dans une image proche de Gibran, Sénèque célèbre l’insaisissabilité de l’âme, s’élevant toujours plus haut vers les cieux.

elle [l’âme] ne peut jamais être exilée car elle est libre, apparentée aux dieux et participe de l’infini dans l’espace et dans le temps ; sa pensée en effet parcourt la totalité du ciel, elle se déploie dans la totalité du passé et du futur. Ce misérable corps, prison et chaîne de l’âme, est malmené de-ci de-là ; c’est sur lui que pèsent les châtiments, les agressions, les maladies. Mais ce qui est certain, c’est que l’âme est, quant à elle, sacrée et éternelle et que nul ne peut mettre la main sur elle. (XI, 7)

La position stoïque d’acceptation du destin comme signe de liberté me semble éminemment proche de Nietzsche et de l’idée d’amor fati. Sans vouloir faire de comparaison anachronique, remarquons que ces deux courants dépassent la simple acceptation des circonstances (résignation, réaction) pour l’adhésion à leur nécessité, elle-même condition d’une liberté intangible. Et cette liberté n’a rien à voir avec la capacité physique de déplacement, mais la liberté d’évaluation et de jugement qu’elle soit contemplative pour Sénèque, ou affirmative-formative de valeurs pour Nietzsche. Sénèque adresse un réquisitoire contre ceux qui veulent voir la fatalité dans l’exil ; la liberté n’est point là où on l’attend.

À la différence de l’exil tel que rendu par Ovide ou se mêlent un désespoir tragique et la mélancolie inconsolable de Rome, Sénèque fait preuve presque de pragmatisme en évaluant les avantages et inconvénients, en dégageant les traits de l’exil qui en font une expérience de liberté. De manière fondamentale, c’est dans l’évaluation de l’exil que repose sa nature, non dans sa fatalité.

(1) Image extraite des Chroniques de Nuremberg, incunable de 1493 rédigé par Hartmann Schledel, se voulant une histoire illustrée du monde.

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rilke Presque toutes nos tristesses sont, je crois, des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie, car nous n’entendons plus vivre ces sentiments qui nous sont devenus étrangers. Car nous sommes seuls avec cet élément étranger entré en nous ; car nous a été provisoirement retiré tout ce qui nous était familier et habituel ; car nous nous trouvons au milieu d’un flot auquel nous ne pouvons résister. C’est pourquoi la tristesse passe, elle aussi : ce qui en nous est nouveau et est venu s’ajouter est entré dans notre coeur, a pénétré dans sa cavité la plus secrète et n’y est déjà plus – est déjà dans notre sang. Et il ne nous sera pas révélé ce qui fut. On pourrait facilement croire qu’il ne s’est rien passé et pourtant nous nous sommes transformés comme se transforme une maison où est entré un hôte. Nous ne saurions dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais, mais bien des signes nous l’indiquent : c’est l’avenir qui de cette façon pénètre en nous pour s’intégrer à nous bien avant d’advenir. Et voilà pourquoi il est si important d’être solitaire et attentif quand on est triste : car l’instant où en apparence rien ne se passe ni n’évolue est celui où notre avenir pénètre en nous, bien plus proche de la vie que cet autre moment bruyant et fortuit où il advient comme du dehors. Plus dans nos tristesses nous sommes silencieux, patients et ouverts, plus ce qu’il y a de nouveau pénètre en nous profondément, infailliblement, mieux nous nous l’approprions, plus il sera « notre » destin ; quand plus tard il « adviendra » (c’est-à-dire, nous quittera pour aller aux autres), nous nous sentirons au plus profond de nous apparentés étroitement à lui. Et voilà qui est nécessaire. Il est nécessaire – et c’est dans cette voie que peu à peu nous évoluerons – que nous ne soyons affrontés à rien d’inconnu mais seulement à ce qui nous appartient depuis longtemps. Il a déjà fallu repenser tant de conceptions du mouvement, il va falloir aussi apprendre progressivement à comprendre que ce que nous appelons le destin, loin d’entrer de l’extérieur dans les hommes, sort de ceux-ci. C’est uniquement pour ne pas avoir absorbé leurs destinées tant qu’elles vivaient en eux et ne pas en avoir fait leur propre substance qu’ils n’ont pas compris ce qui sortait d’eux ; elles leur étaient si étrangères que, dans une confuse terreur, ils s’imaginaient qu’elles venaient forcément d’entrer tout juste en eux, car ils auraient juré de n’avoir jusqu’à ce jour jamais rien trouvé de semblable en eux-mêmes. De même qu’on s’est longtemps trompé sur le mouvement de l’avenir. Le futur est fixe, cher monsieur Kappus, tandis que nous, nous sommes en mouvement dans l’infini de l’espace.
— Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

Borgeby Gard, Flädie (Suède), le 12 août 1904 – Ce jour-là, un vendredi, Rainer Maria Rilke écrit sa huitième et antépénultième lettre à Franz Kappus, jeune poète qui hésite entre une carrière d’officier et l’écriture. Cette lettre, dont est extraite la prose ci-dessus et ci-après, donne le vertige par des évocations fulgurantes sculptées dans un profond questionnement poétique et philosophique. Alors que la tristesse est traditionnellement sujet aux larmoiements romantiques et aux métaphores élégiaques, elle est ici le point de départ d’un développement sur la solitude, le devenir et la création. Certes, cette lettre de Rilke me fut d’un grand réconfort et la ville offre à la solitude ce goût particulier qu’elle se sait entourée en permanence. Ce qui la rend malaisée, fragile aussi. Mais ce qui advient et pénètre en nous, qui fermons les yeux le temps de quelques secondes au milieu de la foule, c’est le mystère et l’amour de ce destin dont nous sommes non pas les jouets, mais les interprètes instantanés, tel une traduction simultanée. Nous en sommes les instruments nécessaires : dans ce destin qui advient en nous dit Rilke, que nous possédons déjà, ce n’est rien d’autre que nous-mêmes, que le familier frappé sur l’autre face de l’inconnu.

On aura tôt fait d’écrire des conclusions hâtives sur la proximité entre Nietzsche et Rilke (1). Lou-Andréas Salomé fut leur muse mais rien ne dit qu’elle ait initié le second à la philosophie du premier. Il semble établi que Rilke a une connaissance de la Naissance de la Tragédie , sur lequel il écrit un essai en 1900, et de la seconde inactuelle. Le Zarathoustra, dont il possède une copie complète édition 1899, semble néanmoins être son point d’entrée privilégiée dans l’oeuvre du philosophe. Il est évident qu’il y a des réminiscences, proximités ou analogies entre les deux, que les mots de Rilke semblent faire écho à ceux de Nietzsche, mais il serait anachronique d’y découvrir une inspiration directe. Néanmoins, les conseils sages et tempérés adressés au jeune Kappus ne sont surement pas départis d’allusions nietzschéennes, ou du moins reprennent les flèches que Nietzsche envoient à partir du Zarathoustra.

Enfin, cette phrase, une devise de blason à ne pas s’y tromper, sonne comme le tonnerre, elle est construite comme un élastique que l’on tend pour mieux être projeté ensuite. cher monsieur Kappus, comme une césure dans l’alexandrin, l’entracte, avant de l’expulser avec autant de forces que la chute est haute. Ce n’est pas une consolation qu’offre Rilke, c’est l’incitation à aller plus avant dans ce sentiment d’étrangeté qu’est la tristesse, à explorer l’autre en nous, cet autre qui n’est que nous-mêmes, sans masques ? Si Gibran évoque la joie comme la tristesse sans masque, il semble que Rilke, suivant Nietzsche en cela, nous invite à jouer davantage avec ces masques, à les essayer tous, signes que nous sommes invariablement multiples dans ce cogito, ce je, cette chose pensante. À creuser et s’enfoncer, ne voit-on pas toujours le même noir au fond, la même perspective souterraine, le but du mouvement est le mouvement même – défini par les coordonnées de l’espace infini. Quelle aberration de vouloir alors se défaire de cette étrangeté qui sème la mue à venir : abhorrons les marchands de bonheur, les vendeurs de vérité. Car le futur est fixe et ni eux, ni nous ne pourront le changer. Cela fait-il de nous des prophètes de l’impuissance ? des chevaliers de la contemplation ?

Non point – devenir ce que l’on est, advenir à soi est à l’opposé de l’idée de « se réaliser » ou d’atteindre un quelconque potentiel, une piètre vérité que l’on tient de la tradition ou de la mode. À une illusoire Puissance d’exister, l’exil reflète plutôt une Tentation d’exister. La nostalgie de l’identique, de l’adéquation et de l’harmonie – qui a tôt fait de se transformer en croyance de l’Un divin – est le souvenir indispensable de ce que fut la terre, avant que le mouvement ne nous en détache, que le seuil soit franchi, qu’un autre soit atteint.

Nous sommes en mouvement – que nous nous arrêtions pour y penser ou non. Nous sommes ce curseur qui se déplace au rythme inégal de nos mutilations, l’étrangeté chasse les fragiles plateformes de vérité qui se construisent sur les fétus d’expérience. La tristesse est ce flot irrésistible que décrit Rilke, elle renverse les hiérarchies, bouleverse les valeurs. En se retranchant dans un silence, ou dans la solitude, ce sont jusqu’aux plus minuscules voiles qui se déploient, où la brise lancinante du passé vient siffler ses airs stridents, où le gouvernail est parfois laissé à la dérive. Mais, la vitesse enivre et bientôt vogue en oubliant le chemin vers des archipels hyperboréens.

L’exil n’est pas le voyage, le frisson loin de soi ; il est qu’il n’y a pas de soi, il est que nous sommes des nomades avant d’être des hommes.

La suite ici

(1) Sur les liens entre Rilke et Nietzsche, on peut aller voir ici et

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gibranBut you, children of space, you restless in rest, you shall not be trapped nor tamed.
Your house shall be not an anchor but a mast.
It shall not be a glistening film that covers a wound, but an eyelid that guards the eye.
You shall not fold your wings that you may pass through doors, nor bend your heads that they strike not against a ceiling, nor fear to breathe lest walls should crack and fall down.
You shall not dwell in tombs made by the dead for the living.
And though of magnificence and splendour, your house shall not hold your secret nor shelter your longing.

For that which is boundless in you abides in the mansion of the sky, whose door is the morning mist, and whose windows are the songs and the silences of night.

—Khalil Gibran, The Prophet (« On Houses »)

Lire le Prophète de Gibran est une expérience poétique remarquable dont l’écho résonne longtemps sur les parois sensibles de l’esprit. Il se manifeste aujourd’hui au détour d’un regard posé sur l’horizon, le constat de son irréparable immensité, à la fois inconnu et familier. Fils de la terre et fils du vent, Gibran dépeint la ligne sensible qui découpe nos expériences du chaos. L’harmonie fictive du sujet tend à oblitérer ses expériences infinies, la continuité du je ombrage la complexité toujours différente du rapport de soi au monde, un rapport qu’on ne peut envisager sans des coordonnées de temps et de lieux, sans la mesure des vitesses et des intensités. Chaque point, chaque évènement contient un potentiel illimité de choix, de devenirs.

Gibran quitte le Liban en 1895 à l’âge de 12 ans pour New York puis Boston, il y retourne trois ans plus tard pour y poursuivre ses études ; il deviendra le poète de son école. Il ne retourne à Boston qu’en 1902, avec déjà quelques peintures et manuscrits dans ses valises. De 1908 à 1910, après quelques expositions à Boston, Gibran s’envole pour Paris. Il revient à Boston puis s’installe à New York. Alors que la plupart de ses oeuvres étaient écrites en arabe ou en syrien, Gibran se tourne ensuite vers l’anglais après 1918 avec la publication du Fou.

Il n’est point mention d’exil dans Le Prophète, mais ce recueil de 26 essais poétiques forme un essai sur l’usage du monde. L’envoûtement de la parole, Gibran en a pesé chaque mot, se mêle avec l’abîme des pensées où les paradoxes de la prophétie ne se déploient que pour en souligner la secrète unité. Loin d’une contemplation du présent, le texte invite à se projeter dans le devenir, à faire grandir ses yeux à l’ombre d’une sagesse silencieuse. Le prophète de Gibran se dit au tout début du texte, chercheur de silence. Ces mêmes silences qui ne sont couverts que par les mots trop forts des bavardages vulgaires. Car, comme la joie est la tristesse sans masque, la parole n’est que le silence trahi par l’angoisse, mais c’est elle qui permet d’apprivoiser les non-dits, le tragique de l’existence.

Dans le passage sur les Maisons, soit sur l’attachement et l’enracinement, le Prophète termine sa prose par cet éloge aux enfants de l’espace, dont le foyer est constamment ouvert aux quatre vents. Trois mots suffisent à caractériser la philosophie de l’exil –restless in rest – soit l’agitation dans le repos, l’inquiétude dans la quiétude, le mouvement dans l’immobilité. Mais rest désigne en anglais plus que la tranquillité du corps ou de l’âme, il est le silence du solfège, la pause de la musique, la césure du vers. Il est la respiration, le soupir, dans la suspension de l’agitation, il tend à laisser entier la dynamique du mouvement. C’est dans ces interstices que se dévoile la pensée de l’exil, dans la respiration du poème, le prise de souffle du jazzman, la main suspendue de l’artiste. Ce sont les points de rencontres de l’infini et du singulier, le frémissement des feuilles qui précède la brise – l’onde de choc de l’évènement. L’exil est donc ce sommeil agité, cette intranquilité qui jamais ne nous quitte, l’instant précaire et inconfortable, le doute qui se laisse bruyamment recouvrir par des réponses définitives. You shall not be trapped nor tamed – vous ne serez pas piégés ni domptés. C’est dans ce doute que repose fragile la liberté, à la merci de la facilité du discours, du confort du foyer. On mesure alors le prix de l’inconfort du silence, c’est le prix de l’affranchissement de l’irréparable. You should not dwell in the tombs made by the dead for the living – vous ne devrez pas demeurer dans des tombes faites par les morts pour les vivants. Le passé, le temps, la mémoire sont autant de tisons brulants qu’il faut refroidir et apprivoiser. Car du retour, il ne peut être question ; et la terre natale vers laquelle se dirige le Prophète symbolise la mort. L’infini en nous repose dans le palais du ciel, dont la porte est la brume matinale, et dont les fenêtres sont les chants et les silences de la nuit.

Ainsi donc fils et filles de l’espace, c’est aux nuits que chacun est abandonné ; qu’il préserve les lambeaux de silence arrachés au tumulte du monde. C’est dans ces secondes d’exil que le Prophète murmure doucement à l’oreille sa prose silencieuse.

(1) Le Prophète est une oeuvre à lire préférablement en anglais. C’est écrit dans une langue magnifique (et donc difficile à traduire) ; l’usage de l’anglais, et non de l’arabe ou du français, fut un choix important de l’auteur. Le texte original est disponible gratuitement sur la toile.

(2) Gibran a également cette phrase magnifique dans Sable et Écume (Sand and Foam, 1926) qui sera rendue célèbre par John Lennon – ‘Half of what I say is meaningless, but I say it so that the other half may reach you’

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– figures de l’exil chez nietzsche –
exil et ontologie (I) | exil, innocence et tragique de l’existence (II) | exil et probité (III)

Penser l’exil n’est pas penser le mouvement en tant que tel. Certains « ouvriers philosophiques » pensent le mouvement de la cause vers l’effet, d’une origine au but. Il n’y a mouvement que par intention, il n’y a but que par volonté. Or, le mouvement pour Nietzsche est avant tout nécessaire, ce sont les buts qui en sont contingents. Le champ de forces dionysiaque engendre un multiple irréductible dont la perpétuelle lutte produit le mouvement. Il n’est plus besoin de Dieu, ou de Vérité, ou d’une quelconque métaphysique pour comprendre le devenir. Le Hasard seul décide de l’ordre exceptionnel des choses. L’enfant qui joue aux dés ne choisit pas préalablement la combinaison, ni n’en change le résultat (1). Cette parabole insiste sur le caractère innocent et nécessaire du devenir, à la fois a-téléologique et affirmatif. La vie n’affirme qu’elle-même comme pluralité, souffrance, illusion, mal, joie; elle n’est réductible à aucune unité: « le multiple est la manifestation inséparable, la métamorphose essentielle, le symptôme constant de l’unique. Le multiple est l’affirmation de l’un, le devenir, l’affirmation de l’être.[…]  »L’un, c’est le multiple » » (2). Car ce tout est indivisible, il ne peut être tout et multiple que pris dans son entièreté, on ne peut le subsumer dans une métaphysique supérieure:

On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, – il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout ! – (3)

Cette affirmation n’est possible pour Nietzsche qu’en arrachant l’homme à la métaphysique, en redéfinissant ce qu’est la condition humaine par le déracinement de l’homme de l’idée de l’Un. L’ontologie de Nietzsche affirme un chaos indépassable, source des pulsions et affects de l’homme et de la nature, dont les individuations, les mises en formes ne relèvent d’aucun dessein et ne révèlent en soi aucun sens. « Le sens est donc une notion complexe : il y a toujours une pluralité de sens, une constellation, un complexe de successions, mais aussi de coexistences, qui fait de l’interprétation un art. (4)». Mais surtout, le devenir, avant toute définition de l’être, est premier. Il n’y a d’être que dans le mouvement, il ne peut s’affirmer que dans son devenir: c’est la Volonté de Puissance qui fait advenir et devenir l’être. Imaginer le monde sans but, sans dieux, une volonté qui ne tend non pas vers, mais pour elle-même, est pour l’esprit le plus formidable obstacle, au point qu’il ne veut y croire lui-même:

Si le monde avait un but, celui-ci devrait forcément être atteint. S’il y avait un état final non intentionnel, il devrait forcément aussi être atteint. S’il était capable de s’arrêter, de se figer, d' »être », s’il ne possédait qu’un seul instant dans tout son devenir cette capacité d' »être », encore une fois il y a très longtemps que tout devenir aurait pris fin, ainsi que toute pensée, tout « esprit ». Le fait que l' »esprit » existe comme un devenir prouve que le le monde n’a pas de but, pas d’état final et qu’il est incapable d’être. – Mais la vieille habitude d’imaginer des buts à tous les événements et de prêter au monde un Dieu créateur qui le dirige, est si puissante que le penseur a de la peine à ne pas se représenter l’absence de but qui est celle du monde comme relevant à son tour d’une sorte d’intention. (5)

Le rôle de l’esprit est l’interprétation du devenir qui donne du sens au mouvement, mais il n’est plus de prêtre, ni de savant pour prêter leurs avenirs, leurs téléologies, qu’elles soient divines ou matérielles, vérités de l’au-delà ou de l’ici-bas. La probité seule demeure comme l’instrument de connaissance de soi sur soi (6). La rupture induite par la proposition l’homme et le monde est rendue insoutenable. Pour Nietzsche, l’homme est le monde, en ce sens qu’il n’y pas d’essence, pas de réduction à l’unique possible derrière la multiplicité originelle des apparences, des masques de la Volonté de Puissance.

La mort de Dieu est fondamentalement la mort de toute métaphysique : « qui nous donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? (7)». Le crime est bien d’avoir rendu l’homme à lui-même « en détachant cette terre de son soleil (8) ». Désormais privé d’une explication métaphysique, l’homme ne peut s’attacher qu’à interpréter, qu’à décrire les phénomènes, sans qu’il n’y ait aucune vérité universelle, ni morale hétéronome: « Il est bien possible que le schème entier en devienne connu. Cela ne change presque rien à notre vie. Pour elle il n’y a, dans tout cela, que des formules désignant des forces absolument inconnaissables (9)». Nietzsche lui-même met en abîme l’angoisse de l’absence de réponse dans le monde, d’absence de but à ce mouvement: « Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons-nous pas dans une chute permanente ? Est-ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? (10)».

Ces questions sont celles de l’homme encore sensibles aux ombres de Dieu projetées dans les cavernes; elles sont celles de celui qui constatant la mort de Dieu, se cherche d’autres dieux, d’autres logiques, d’autres anthropomorphismes, d’autres lois, scientifiques ou morales, auxquels croire. Or « le caractère général du monde est au contraire de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne (11)».

La nouvelle condition humaine définie par l’ontologie de Nietzsche est celle d’un exil ontologique, au sens où l’homme est propulsé hors de toute métaphysique ; que son mouvement nécessaire ne poursuit aucun but ; et qu’il n’y a pas de retour possible à une situation originelle idéale. Ainsi, le sens n’est qu’une interprétation précaire et changeante, un travail d’évaluation et d’attributions de valeur sur des phénomènes fondamentalement multiples qui s’inscrivent dans un devenir innocent. À l’infini des possibilités répond la liberté ontologique de l’homme ; mais une liberté qui ne s’ancre dans aucun droit, qui n’est donnée par aucune autorité. L’exil ontologique est ainsi décrit:

Nous avons quitté la terre et nous sommes embarqués ! Nous avons rompu les ponts derrière nous, – plus encore, nous avons rompu la terre derrière nous ! Et désormais, petit vaisseau! Prends garde! Autour de toi s’étend l’océan, c’est vrai, il ne rugit pas toujours, et quelquefois, il s’étend comme soie et or et rêverie de bienveillance. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu’il est infini, et qu’il n’y a rien de plus effrayant que l’infinité. Oh quel pauvre oiseau qui s’est senti libre et qui désormais se heurte aux murs de cette cage! Malheur si la nostalgie de la terre te saisit, comme s’il y avait eu là-bas plus de liberté, – il n’y a plus de «terre»! (12)

La liberté potentiellement infinie ne se heurte qu’à la nostalgie de la terre ; devant l’angoisse de l’infini, l’homme recherche l’ombre rassurante de Dieu. L’exil est donc à la fois un déracinement, une rupture de ponts avec une terre qui est consubstantielle de sa nostalgie, de son confort ; et la liberté radicale qui est le fruit de cette rupture, qui doit à chaque fois s’accomplir de son angoisse et de l’appel de la terre, d’un retour à Ithaque. L’idée d’exil implique que le retour à la terre est impossible dans le sens où le retour à l’Identique (13), la matérialisation du souvenir est une illusion, une lubie de l’Un entre le fait et l’idée.

« Allemand » est le nom de la malédiction de la perte des dieux et de la nature : une détresse. « Mais où sont-ils? ». « Maintenant la maison m’est un désert… » L’impossibilité du retour, c’est l’absence de communauté, c’est la déliaison de la communauté. Plus de lieu où revenir : les dissonances de la vie sont impossibles à résoudre. Nous sommes comme des enfants couchés qui ont voulu regarder le soleil et, les yeux brûlés, se tournent face contre terre. (14)

Cette ontologie propulse l’homme dans l’errance, le vagabondage, dans le souvenir d’une terre perdue ou promise que sa mémoire constamment lui rappelle, et l’impossibilité de la rejoindre. La disjonction des deux produit l’angoisse existentielle: l’homme est étranger sur une terre qui lui est familière. Pour parler avec Jankélévitch, l’accomplissement du devenir est toujours entravé par le « je-ne-sais-quoi » et le « presque-rien », l’inadéquation de l’idée et du fait, du désir et de sa réalisation. Plus encore, cet exil nietzschéen exprime la  »modernité » par excellence « dans la mesure où celle-ci se définit par l’impossibilité de compenser le réel par des corrections contrefactuelles. La modernité n’est-elle pas définie par une conscience, préalable à toute chose, de la monstruosité des faits, face auxquels le discours des arts et des droits de l’homme ne constitue jamais qu’une compensation et un premier secours ? (15)».

Le tragique de l’existence de l’homme implique l’acceptation du monstrueux qui n’est qu’humain, seulement trop humain. La croyance en une terre ferme, d’une compensation, n’est jamais que l’ombre de Dieu, de l’universel humaniste qui plane sur l’océan infini. Pour Nietzsche, l’expérience de cette angoisse, de chercher du secours et donc du confort, demeure la preuve que la singularité veut se confondre avec l’unité, que le nihilisme réactif prend le pas sur le nihilisme actif et affirmatif. Elle est le contraire de l’affirmation de la vie comme mouvement tragique et chaotique, multiple et incertain. C’est en cela que l’exil ne dérive pas, même dans l’esprit, vers une quelconque terre qui soit plus noble ou plus belle; c’est bien contre l’idée d’une téléologie que s’affirme l’innocence du devenir.

Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le monde n’est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, – par là l’innocence du devenir est rétablie… L’idée de « Dieu » fut jusqu’à présent la plus grande objection contre l’existence… Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par là seulement nous sauvons le monde.- (16)

figures de l’exil chez nietzsche (I) : exil et ontologie
figures de l’exil chez nietzsche (II) : exil, innocence et tragique de l’existence
figures de l’exil chez nietzsche (III) : exil et probité
figures de l’exil chez nietzsche (IV) : exil, solitude et voyage
figures de l’exil chez nietzsche (V) : exil et amor fati
figures de l’exil chez nietzsche (VI) : les esprits libres
figures de l’exil chez nietzsche (VII) : dépassement de l’exil
figures de l’exil chez nietzsche (VIII) : conclusion ; exil et nomadisation

(1) cf. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 29-31

(2) Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 27

(3) Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Les Quatre Grandes Erreurs, §8

(4) Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 4

(5) Nietzsche, Fragments posthumes, FP 36 [15]

(6) Nietzsche, Le Gai Savoir, §114

(7) Ibid., §125

(8) Idem

(9) Nietzsche, Le livre du philosophe, §50

(10) Nietzsche, Le Gai Savoir, §125

(11) Nietzsche, Le Gai Savoir, §109

(12) Nietzsche, Le Gai Savoir, § 124

(13) Une pensée que Nietzsche cherchera à dépasser avec l’idée d’Éternel Retour.

(14) Jean Borreil, La raison nomade, p. 246

(15) Peter Sloterdijk, La compétition des bonnes nouvelles – Nietzsche évangéliste, p. 55

(16) Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Les Quatre Grandes Erreurs, § 8

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