Celui qui procède à une critique totale de l’idéologie et qui s’engage sans réserve dans cette voie ne peut plus naïvement considérer que sa propre entreprise vise la vérité. Il identifie désormais sa propre vie consciente à la productivité et à la liberté d’une puissance vitale sous-jacente et créatrice de fictions. Or les voies se ramifient en ce point.
Ou bien l’entreprise de la critique s’étend à la totalité d’une raison hostile aux fictions, qui réprime, exclut et proscrit avec une grande énergie criminelle tout ce qui pourrait briser le cercle fermé de sa subjectivité auto-référentielle et lui faire prendre une distance par rapport à elle-même. Pour cette critique radicale de la raison, la prétention à la vérité ne peut plus apparaître que dans le domaine des objets ; elle cherche à s’authentifier elle-même à partir de l’horizon de l’expérience esthétique. Face à cette esthétisation – inavouée jusqu’à Derrida – à laquelle aboutit une critique qui se perpétue de manière paradoxale, il existe cependant une autre solution.
Au niveau atteint par le second palier de la critique de l’idéologie, pour peu que l’on renonce à l’intention critique elle-même, on peut développer la pensée dans une autre direction. L’intérêt peut alors se concentrer sur la façon dont les sujets s’affirment dans leur créativité et leur liberté originelles, à travers les fictions vitales d’un monde chaque fois constitué de manière auto-référentielle. Cette recherche exploite, pour ainsi dire de manière frontale, la dimension révélée par une réflexion seconde, celle « d’un processus purement factuel, mais qui a cette propriété de ne se poursuivre qu’en vertu d’une prise de conscience illusoire » (1). Il ne s’agit plus d’une raison niant les fictions, mais d’une poïesis en tant qu’elle procède de la conservation de soi que les sujets, parce qu’elle leur rend la vie plus intense, recherchent dans et par leur fictions auxquelles étant donné la fonction qu’elles ont, ils ne peuvent qu’adhérer. (2)
— Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité
Dans cette longue note de bas de page, dont les lignes ci-dessus forment seulement un extrait, Jürgen Habermas nous délivre un petit cours de morale hautement représentatif des objections couramment faites à la critique. Ce petit sermon est directement adressé à Luhmann et indirectement à tous ceux qui opèrent grâce à « la totalisation nietzschéenne de la critique de l’idéologie sous sa forme simple » (3) une déconstruction radicale de l’apparence.
Les critiques sont de grands naïfs, et c’est pour cela qu’il faut accueillir leurs cris d’orfraie avec un petit sourire amusé et narquois ; ou encore leur dire « pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’est là une ritournelle maintes fois entendues : combien de fois un ricanement ou la circonspection complice d’un animateur de plateau et d’un « intellectuel » ne suffit-il pas à discréditer une critique ? Discréditer en accréditant ce discours dans un nouveau registre, celui de la critique démocratique nécessaire et saine pour une reproduction sociale efficace (4). Bourdieu et Passeron, dans les Héritiers notamment, avaient montré combien la domination s’exerce autant par la langue parlée que par l’allusion et le sous-entendu, un ensemble de références et de présentations qui sont corrélatives d’une micro-hiérarchisation et différenciation des individus selon des critères dont l’ensemble forme ce que j’appellerais avec Foucault un régime ou un jeu de vérité. La capacité des discours dominants, de ces régimes, à intégrer leurs critiques dans la formation de nouveaux consensus fut la préoccupation de nombreux penseurs, Baudrillard au premier chef.
Le fait de continuellement déplacer la critique afin d’anticiper ou de précéder l’évènement est une tactique intenable. Le système évolue toujours plus vite que la pensée critique dans la mesure où celle-ci ne cherche qu’à se saisir de l’actualité. Et ce pour au moins deux raisons.
i- La critique ne fait alors que contribuer à une accélération du renouvellement des discours dominants qui deviennent plus prompts à générer des représentations intégrées cohérentes. La vitesse est un attribut de la puissance : la fluidification des mouvements de capitaux s’est construite sur les restrictions aux migrations et la persistance des frontières ; la valorisation économique et sociale de la célérité est chaque jour plus étouffante. Malheur à qui ne peut « suivre ».
ii- La critique ne peut être un évènement. Le happening critique a ses limites. Il n’y a qu’à voir l’échec patent de toute tentative critique dans les médias. Ce qui y est présenté comme critique n’est le plus souvent que le faire-valoir de qui veut (se) vendre ou de qui veut (se) promouvoir (5). Le simple fait que le flux d’émission soit entre-coupé de publicité commerciale suffit à se demander si c’est l’évènement qui est entre-coupé de réclames ou bien l’inverse. Il faut admettre avec Deleuze que les vitesses sont multiples, et que les lignes qu’elles traversent sont de nature diverses – la critique se veut être une ligne de fêlure. (6)
De même pour l’art utilisée ou brocardée comme critique ; l’ambiguïté de son objet, son malentendu (7) constitutif, construit en quelque sorte une plurivocité qui nuit à l’intention critique, si telle était le cas. Ainsi, il est abusif de parler de récupération de l’art, quand celui-ci est traversé par d’autres interprétations, d’autres devenirs, fussent-ils marchands, que les bonnes paroles de l’artiste le laissaient présager. L’esthétisation de la critique est une option qu’il faut démentir, sinon que celle-ci, rare, soit l’échappée belle d’une subjectivation minoritaire. Je conçois que l’art puisse faire réagir, provoquer nos émotions, transformer des visions du monde, nous renvoyer à nos illusions. Mais la critique cherche justement à dépasser l’état contemplatif, elle est le moyen paradigmatique de la transitivité de ses réactions en potentiels de subjectivation, en affirmations qui ne soient pas seulement la reproduction fermée de l’art pour l’art – mais que de cet élan déborde (8) en possible de l’inadmissible singulier.
Un ami m’entretenait un jour qu’il y avait deux types de plaisir : le plaisir latin, celui de la frivolité, de la sensualité et de l’expérience artistique ; et le plaisir allemand, celui du travail intellectuel, de l’accomplissement du labeur, de la réalisation de soi dans l’oeuvre. De ces deux sources résultait un (dés-) équilibre des désirs et des perceptions. La critique est le vecteur de la tangente de l’expérience sur le cercle de consistance du projet (9). Elle est un mode de réification nécessaire afin que l’expérience demeure singulière. À ce point, elle est donc une éthique de soi, autrement dit, une probité.
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Revenons à nos douceurs habermassiennes, qui sont bien plus allemandes que réellement plaisantes. Et éliminons ici la « naïveté » de la vérité dont nous affuble Habermas. Il n’y a de vérité que ma vérité, que celle-ci soit communément admise ou bien singulièrement intuitive. L’évaluation demeure ce qui me constitue comme sujet. Évaluons ainsi les deux voies que nous propose Habermas.
i- En premier lieu, la récusation de l’esthétique sur lequel il tombe juste mais pas pour les bonnes raisons. En plus de régler ses comptes avec Derrida, Habermas attaque par son angle favori : l’auto-référentialité de la critique (10). Sans prétention à la vérité, sans ce telos du langage, il ne peut y avoir d’intention argumentative, celle-ci supposant une rationalité communicationnelle partagée. L’argument de Foucault sur ce point est néanmoins, n’en déplaise à Habermas, le plus convaincant. Le discours est le vecteur principal des relations de pouvoir et traverse des rapports toujours conflictuels, et non une communauté intersubjective idéale. Le discours est un instrument aux mains de ceux qui dominent comme de ceux qui résistent – qualifier la critique d’esthétique parce qu’elle ne se plie pas aux exigences d’une raison communicationnelle est en soi la preuve flagrante de l’illusion et de la fermeture du discours qu’engendrent l’établissement d’exigences communicationnelles. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que Habermas n’intègre l’art et l’esthétique que par défaut, comme le reste du monde sérieux de l’argument et de la discussion procédurale. Sa volonté de se détacher de l’échappatoire esthétique tel qu’Adorno le dessinait devient en certains endroits aveugle. L’esthétisation de la critique la dessert non pas parce qu’elle devient intrinsèquement irrationnelle – si l’on croit en une raison – mais parce que ses effets extrinsèques sont potentiellement retors.
Affirmer que la critique ne se plie à aucun critère mais ne se jauge qu’à ses effets me semble une évidence. La nature de la distinction entre fiction et réalité est la même que celle qui traverse celle entre folie et raison ; elle est contingente et historique ; elle est affaire d’évaluation ; elle est traversée par des relations de dominations et de pouvoirs qui trouvent en face d’eux des résistances et des critiques.
ii- En second lieu, au prix du renoncement à l’intention critique (11), la possibilité s’ouvre d’une auto-poïesis de l’individu, d’une création de fictions servant le plaisir individuel, l’exaltation d’une intensité qui clôt le système de référence de l’individu, l’enfermant irrémédiablement dans sa singularité. La créativité et la liberté « originelles » (12) s’affirment dans les fictions vitales (une sorte d’esthétisme dionysiaque) qui n’ont pour seul motif l’ego, en tant que celui-ci est irréductiblement premier et singulier. Encore une fois, je seconde mais pas pour les mêmes raisons. Habermas touche juste si l’on considère qu’un auteur comme Michel Onfray est « critique » ; soit que l’existence individuelle suffit en elle-même à sa motivation, que la recherche de l’intensité est auto-justificatrice, une fin en soi. Il semble que le régime de pouvoirs dominants s’accorde excessivement bien de cet état de fait, si l’on fait passer la ligne sur la quantité de cette intensité. Il en va différemment si l’on regarde à la qualité de cette intensité. (13) Si l’on ne peut poser de critère à la critique, il faut en dégager ce qui est susceptible de produire des effets en ligne avec nos évaluations. Ainsi de la probité, la mienne suivant celle de Deleuze.
En outre, cette « piste » a l’inconvénient de rabattre l’auto-référentialité sur l’égoïsme onanique ; hors cette auto-référentialité, du fait même de l’interaction sociale, est fondamentalement ouverte. La critique ne s’exerce pas par plaisir, au sens où ses effets devraient se mesurer sur l’échelle de l’intensité (14), elle s’exerce par probité. Elle en est le « principe ». Et a priori, en suivant Rancière sur ce point (15), elle s’adresse à tous, en tant que la seule communauté intersubjective supposée n’est pas celle de la pragmatique universelle mais celle de l’égalité de l’intelligence, que je réduis ici à l’égalité de probité.
À l’argument d’auto-référentialité, réponse est donnée que la critique est susceptible d’effets en tant qu’elle s’adresse à cette communauté ; son discours n’est pas déterminé par l’existence de cette communauté – celle-ci ne précède pas celui-là – mais il ne produit d’effets que dans une telle communauté. Cette dernière est nécessaire à l’efficacité de la critique, parce qu’elle est susceptible de produire une différence révélatrice de l’égalité primordiale, de redonner à l’égalité une dimension polémique. Ainsi, la critique ne doit pas s’attacher à critiquer l’effet étatique (16), ni même l’effet hiérarchique, mais les critères de ces hiérarchies, les principes de l’État – non pas au nom de principes supérieurs, mais selon celui de détruire la prétention à poser des principes, universaux, transcendantaux, hétéronomes.
L’auto-nomie, au sens fort, est le point de fuite de la critique. La solitude ouverte de l’exilé en fournit le corps sans organes.
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(1) Habermas cite Dieter Henrich, Poetik und Hermeneutik, t. X, p. 154
(2) Habermas, le discours philosophique de la modernité, p. 417-418, n. 1. (c’est Habermas qui souligne)
(3) cité dans cette même note, infra.
(4) je ne peux m’empêcher ici de penser à l’échange Enthoven-Badiou, tristement représentatif de la banalité du mal ambiante
(5) Internet échappe à ce constat dans le même mouvement qu’il y adhère et l’accélère. La vitesse croissante des échanges rend ce média indispensable sans parvenir, provisoirement, à le clôturer. Cette célérité se fait au prix de quelques champs libres porteurs de discours inassimilables. Internet est peut-être encore le seul système médiatique fondamentalement ouvert.
(6) Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, pp. 153-155
(7) Terme emprunté au jeune Luckács dans Philosophie et Art. Ce malentendu empêche toute communication intersubjective parfaite dans l’esthétique. Pour ceux intéressés par une critique esthétique de Habermas, se référer aux travaux de Rainer Rochlitz, et leur critique par Michel Ratté. On peut débuter par cet article de Claude Amey, Expérience esthétique et agir communicationnel : autour de Habermas et l’esthétique, Futur antérieur, 2/Été 1990.
(8) De la même façon que chez Hume, l’expérience déborde la perception ; cf Gilles Deleuze, Empirisme et Subjectivité
(9) Il me semble que plaisirs allemands et latins, si les termes apparaissent triviaux, peuvent recouper les idées de projet et d’expérience tels que décrits par Bataille dans L’expérience intérieure. Sans suivre Bataille dans son raisonnement, je place la critique à l’intersection dynamique des deux.
(10) L’argument d’auto-référentialité est son principal argument pour discréditer Foucault, cf. Habermas, Le discours philosophie de la modernité, chapitre Apories d’une théorie du pouvoir.
(11) Cette renonciation se placerait à l’égal de demander à Habermas de renoncer à raison communicationnelle pour rendre compte des interactions.
(12) Liberté et créativité deviennent subitement originelles. Personne ne peut être dupe du stratagème argumentatif de Habermas qui discrédite en détournant. La critique ne cherche pas à revenir à l’originel – je me tiens à la position qu’il n’y a d’originel que le multiple, dans sa division et son conflit.
(13) on pourrait faire passer, en suivant de loin Adorno, la ligne qualitative de l’intensité sur le couple authenticité / artificialité ; ou comme le fait Benjamin d’observer qualitativement l’intensité esthétique par rapport à son mode de reproduction.
(14) une échelle que je rapprocherais d’une échelle d’effets de l’évènement ; de sa proximité jugée sur des axes de temps et d’espace. cf. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie, chapitre. « Géophilosophie »
(15) Jacques Rancière, Aux bords du politique, cf. pp. 165-171
(16) cf. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, notamment la leçon du 1er février 1978, pp. 91-118
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Rembrandt, Philosophe en méditation, Huile sur bois, 1632
photo : (c) Dr. A. D. Matt – northern areas